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La Folle ingénue - Cluny Brown - 1946 - Ernst Lubitsch

Posté : 20 juin 2019, 12:12
par Moonfleet
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Londres 1938. Son oncle, plombier, étant dans l’impossibilité de se rendre au domicile de Hilary Ames, la jeune, naïve et pétulante Cluny Brown (Jennifer Jones) se présente à sa place pour déboucher un évier. Elle y fait la connaissance du séduisant Adam Belinski (Charles Boyer), pique-assiette et philosophe, fraîchement émigré de sa Tchécoslovaquie natale pour se mettre hors de portée du régime nazi dont il s’est fait un ennemi. L'oncle Arn, mécontent des initiatives déplacées de sa nièce, la fait engager en tant que domestique par Lord et Lady Carmel, propriétaires d’un beau manoir à la campagne. Malgré son désir de bien faire, Cluny a beaucoup de mal à supporter la tutelle du majordome et de la gouvernante. Elle voit donc avec un immense plaisir l’arrivée d’un nouvel invité chez les Carmel en la personne du même Adam Belinski rencontré précédemment, qu'Andrew Carmel (Peter Lawford) a décidé de ‘cacher’ dans le manoir de ses parents. Encouragée par Adam à s'exprimer librement et à ne pas rester prisonnière de sa condition, Cluny accepte les hommages de Wilson, le pharmacien local, homme maniéré et affligé d'une vieille mère acariâtre. Mais les bourgeois se révèlent tout autant englués dans leurs traditions que les domestiques. De leur côté, Adam et son hôte Andrew convoitent tous deux la pulpeuse Betty Cream (Helen Walker), elle aussi conviée à passer quelques jours chez les châtelains. Le non-conformisme de Belinski et l’extravagance de Cluny Brown face aux préjugés et aux coutumes de la société anglaise : des étincelles en perspective.

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Mars 1941 ; Ernst Lubitsch, cinéaste réputé et reconnu de tous ses pairs, conclut un contrat de trois ans avec la 20th Century Fox en tant que producteur-réalisateur. Mais avant, il doit encore s’acquitter d’un film pour la United Artists : ce sera le remarquable et remarqué To be or not to be. Alors qu’il tourne sa comédie fantastique Heaven can wait (Le ciel peut attendre) en 1943, il est terrassé par une première crise cardiaque alors qu’il atteint sa 52ème année. En 1944, le contrat avec la Fox est reconduit : il doit produire trois films dont un qu’il pourra réaliser si sa santé le permet. Il supervise d’abord Royal Scandal de Otto Preminger, Dragonwyck de Joseph Mankiewicz puis son médecin l’autorise à mettre en scène un film qui sera Cluny Brown, adaptation d’un best-seller de Margery Sharp devenu par la suite un "comic strip" très populaire aux USA. Après avoir frôlé la mort, le retour sur les plateaux aux manettes d’un nouveau film le met en joie : "Je me sens comme un danseur qui s’était cassé une jambe et qui, tout à coup, peut de nouveau danser". Ce sera malheureusement la dernière œuvre qu’il réalisera en totalité puisqu’il décèdera en 1947 sur le tournage de That Lady in Hermine qui sera achevé par Otto Preminger. La folle ingénue sera filmé entre décembre 1945 et février 1946 aux studios de la Fox. Malgré son contrat d’exclusivité avec David O’Selznick, Jennifer Jones obtient l’autorisation de tourner avec le célèbre viennois qui lui donnera ainsi l’occasion de jouer dans une comédie, chose qu’elle ne refera quasiment plus par la suite, ce qui est bien dommage tellement elle est convaincante en Cluny Brown. La scène où, éméchée, dans un gros plan caressant et somptueusement photographié, elle se met à pousser des miaulements de plaisir, demeure inoubliable et l’on s’étonne encore aujourd’hui comment une séquence d’un tel potentiel érotique ait pu passer au travers des ciseaux de la censure. Mais ne nous y trompons pas, Cluny Brown n’est absolument pas qu’un simple véhicule pour l’actrice.

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Celui qui découvre La folle ingénue après avoir vu les autres célèbres comédies du réalisateur pourra être décontenancé car cet ultime film du cinéaste ne ressemble plus beaucoup à ce qu’il a eu l’habitude de nous livrer auparavant. La "Lubitsch touch" pétillante, légère, pleine de vivacité, basée à la fois sur un art parfaitement consommé de l’ellipse et sur des intrigues rigoureuses et magistralement millimétrées, ne se retrouve plus guère ici. Au premier abord, on pourra aussi le trouver moins alerte, moins brillant, beaucoup plus terne ; et le terme de "champagne", appliqué à la plupart de ses comédies réputées telles La 8ème femme de Barbe Bleue, Haute pègre, Sérénade à trois, n’a plus lieu d’être. Point non plus d’émotion comme dans ces deux chefs-d’œuvre que sont Heaven can wait et The shop around the corner. Ce qui n’empêche pas Cluny Brown d’être une merveille, bien au contraire. Sa réussite est d’autant plus grande et la maîtrise du récit par Lubitsch d’autant plus étonnante que le film ne repose presque uniquement que sur du vide : aucune véritable progression dramatique, pas de suspense, très peu de quiproquos, pas de rythme échevelé ni de décors extravagants ou luxueux permettant aux techniciens de pouvoir briller… Alors pourquoi si drôle ? Car les dialogues éblouissants d’intelligence et de drôlerie, à la limite parfois du "nonsensique" et du surréalisme, sont débités sur un ton le plus sérieux du monde par absolument tous les protagonistes. C’est ce décalage qui donne toute sa saveur à ce film totalement atypique qui pourrait s’apparenter de loin à l’humour british qui fleurira dans les années 50 dans les films du studio Ealing.

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La folle ingénue est à la fois, dans le style, le film le plus détendu du cinéaste tout en étant, dans le ton, de loin le plus sarcastique : un mélange assez étrange qui est à l’origine de toute sa richesse sous-jacente... Ce regard bien plus noir du cinéaste est-il dû au fait qu’il ait frôlé la mort peu de temps auparavant, ceci est tout à fait possible. "Cluny Brown groupe une collection d’imbéciles à ravir Flaubert avec une rigueur presque "langienne" d’entomologiste hilare" diront Coursodon et Tavernier à propos de ce film dans 50 ans de cinéma américain. Nous ne pouvons qu’aller dans leur sens car nous ne sommes effectivement pas très éloigné ici de Bouvard et Pécuchet. Lubitsch dissèque la sottise de la société anglaise, et surtout son état d’esprit, avec une vigueur et un ravissement assez jouissifs. Nous assistons à un véritable jeu de massacre, le personnage joué par Charles Boyer venant dérégler cette société de l’intérieur : il ne fait aucun mal à ses membres mais révèle à sa protégée (Cluny Brown) et par la même occasion, aux spectateurs, l’espèce de chape de plomb qui s’est abattue sur toutes les classes sociales ; et c’est là que le film de Lubitsch démontre toute sa modernité. Il place la bourgeoisie, l’aristocratie et la classe laborieuse au même niveau. "Mais pourquoi construire un monde nouveau et meilleur ?" s’étonne l’aristocrate Sir Henry Carmel. Le pharmacien et la gouvernante auraient pu dire la même chose, chacun se complaisant dans sa médiocrité et sa cuistrerie, tous aussi imbus de préjugés et de traditions séculaires immuables. L’observation sociale cinglante de Lubitsch atteint ici un niveau de maîtrise assez étonnante.

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Pour ce faire, Lubitsch n’a mis en avant aucun personnage, pas même ceux interprétés par Jennifer Jones et Charles Boyer. Si ce sont les principaux protagonistes et ceux qui échappent le plus aux moqueries du cinéaste, ils n’en sont pas épargnés pour autant. Le casting pour tous les seconds rôles est absolument admirable et tous se doivent d’être cités tellement ils interprètent à merveille une bien belle brochette d’imbéciles. Les aristocrates (Reginald Owen et Margaret Bannerman), d’un abord jovial, n’en sont pas moins croqués avec autant d’ironie que les autres. Quand ils s’aperçoivent que l’invitée à qui ils ont fait prendre le thé, est en fait leur nouvelle servante, un goût d’amertume leur reste en travers de la gorge. Evidemment, le racisme sous-jacent est plus que jamais présent : "Ca m’est arrivé une fois de dîner en costume de ville au lieu du smoking : à Naples pour ne pas choquer les ‘indigènes’". Quand à l’ignorance, elle a aussi sa place de choix.

- Hitler : il a écrit un livre qui a du succès, que lui faut-il de plus ?
- Lisez son livre, lui rétorque Belinski !
- "Mon camp" : un livre sur le sport ?
- Une sorte de sport mais pas votre genre de sport !


Quand à L’honorable Betty Cream, “que ferait-elle d’autre que de se marier, elle ne possède aucun talent et elle est si prétentieuse” disent d’elle… ses deux soupirants ! "Heureusement, elle monte bien à cheval et c’est bien là le principal !"

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La "domesticité" est traitée avec autant d’acidité, les traditions étant aussi intouchables au bas qu’en haut de l’échelle sociale. Le majordome (Ernest Cossart) est outré que Belinski lui adresse la parole comme à un égal et ne supporte guère que Cluny Brown ait conseillé un morceau de viande à son maître. Par contre, il est aux anges quand la gouvernante (Sara Allgood) ouvre la bouche : il se délecte de l’anecdote selon laquelle elle a éprouvé un plaisir plus grand qu’à l’accoutumé du seul fait d’avoir nettoyé religieusement les draps de sa maîtresse en enlevant miette par miette les restes d’un déjeuner pris au lit. Les visages respectifs des deux acteurs au moment de cette séquence sont absolument "drolissimes". Ce "couple" a aussi du mal à supporter l’exubérance et la joie de vivre de Cluny qui vient détruire "l’harmonie" qui régnait dans le manoir, chacun restant à la place qui lui était attribuée depuis la nuit des temps.

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Quand aux bourgeois de province qui se trouvent être ici le pharmacien Wilson et sa vieille mère, ce sont peut-être les personnages traités par Lubitsch avec le plus de virulence et d’amusement. Richard Haydn, les lèvres pincées, parlant avec le nez, complètement guindé et coincé, imbu de son importance dans le village, n’appréciant pas la frivolité mais uniquement l’intelligence, est absolument inénarrable. Son imbécillité et sa pédanterie dépassent tout ce qu’on a pu voir au cinéma à cette époque A un moment, il fait visiter son humble demeure à Cluny (demeure dont il est fier d’être né non loin et dont le but essentiel est d’y rester jusqu’à la fin de ses jours : l’immobilisme à son point culminant) et lui montre un tableau "painting by hand" sur lequel on y voit un mouton :

- Pauvre mouton dit l’ingénue Cluny
- Que serait l’Angleterre sans les moutons ? Si j’étais un mouton, je servirais l’Empire avec joie !


Ensuite il s’installe à l’harmonium et lui joue des airs traditionnels avec un sérieux qui confine au ridicule le plus total surtout que les sons qui sortent de son instrument sont absolument épouvantables. Préparez vos oreilles à souffrir ! Quant à sa mère, ne s’exprimant que par des raclements de gorge, encore un personnage croqué avec talent et interprété par Una O’Connor. "Votre mère me plaît aussi beaucoup. Une ou deux fois, j’ai cru qu’elle allait me sourire" dira Cluny Brown.

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Belinski, lui, profite de toute cette bêtise et médiocrité ambiantes pour vivre aux crochets de ce petit monde et se moquer allègrement de chacun. Il n’est pas plus en danger qu’un autre et l’on se demande même s’il s’agit réellement d’un réfugié politique et pas plutôt d’un imposteur ; ce qui est certain c’est qu’il profite que tout le monde y croit pour se faire héberger et nourrir. Alors que de colère, le plombier refuse et jette à terre le billet qui lui est tendu par Hilary Ames, avec un aplomb incroyable, Belinski le ramasse pour le glisser dans sa poche en disant "Si les classes inférieures se mettent à mépriser l’argent, les classes supérieures feraient mieux de se méfier". Mais cet épicurien ne manquant pas de culot compense ses défauts en donnant à Cluny une leçon de sagesse sur le sens de la vie, sorte de morale du plaisir, et en la sortant des griffes de tout ce petit microcosme totalement figé. Il lui apprend que même des filles comme elle ont leur place dans le monde et que si elle préfère donner à manger des écureuils aux noix ("Squirrels to the nuts") plutôt que des noix aux écureuils ("Nuts to the squirrels") qui pourrait l’en empêcher ? L’extravagance est source de plaisir et de lutte contre les traditions et les préjugés pesant sur une société sclérosée.

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Et Cluny Brown me direz vous ? Et bien le titre français la décrit assez bien ; une folle ingénue (sa naïveté confinant parfois à la bêtise) sans goût ni manière, habitée par une rage de vivre et une gaieté qui passent pour de la vulgarité partout où elle passe. Spontanée, directe, joyeuse, elle obéit à ses pulsions. Impossible pour elle de résister à l’appel de la tuyauterie ; un tuyau bouché et elle est en extase : "La plomberie ça me connaît … J’aimerais tant déboucher les joints, bang, bang, bang… J’aimerais tant vous voir en action…". On aura vite compris par ses extraits de dialogues sortant de la bouche de Cluny Brown, les allusions sexuelles à peine déguisées ayant lieu tout au long du film. C’est aussi cette trivialité, mêlée à l’élégance habituelle de Lubitsch, qui fait tout le prix de cette comédie dans laquelle le réalisateur manie l’allusion avec une étonnante maîtrise. Pour le pur plaisir, un dernier exemple de ce dialogue "jouissivement scabreux" : "Qui soulage l’obstruction soulage la tension" !

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Alors que le ton et le style de Cluny Brown n’ont que peu de points communs avec les autres comédies de Lubitsch, le final est un retour aux sources et termine la filmographie du réalisateur sur un exemple parfait de la quintessence de ce que l’on eu coutume de nommer "la Lubitsch touch" : la boucle est bouclée et l’œuvre du cinéaste se clôt de manière exemplaire. Une scène douce-amère au cours de laquelle Lubitsch manie l’ellipse comme personne sans avoir besoin d’utiliser la parole puisque ces deux dernières minutes seront purement musicales (alors que la musique était absente de tout le reste du film). Nous n’irons cependant pas jusqu’à vous gâcher cette pirouette finale en vous la dévoilant. Bizarrement assez peu apprécié des fans même du cinéaste, Cluny Brown mérite cependant toute votre attention. Je le considère personnellement comme l’un de ses sommets aux côtés du délicieux The shop around the corner. Que ceux qui y trouveront des creux et un manque de rigueur dans le scénario repensent à la phrase de François Truffaut : "Dans le gruyère Lubitsch, chaque trou est génial."