Un dimanche à la campagne - 1984 - Bertrand Tavernier

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Moonfleet
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Un dimanche à la campagne - 1984 - Bertrand Tavernier

Message par Moonfleet » 30 juin 2019, 17:27

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Un dimanche à la campagne - 1984

Un dimanche ensoleillé de fin d’été 1912. Comme quasiment chaque semaine, avec son épouse Marie-Thérèse (Geneviève Mnich) et ses trois enfants, Gonzague (Michel Aumont) vient passer la journée dominicale à la campagne dans l’immense propriété de son père, monsieur Ladmiral (Louis Ducreux). Le vieil homme vit seul avec sa fidèle domestique Mercédès (Monique Chaumette) depuis qu'il a perdu sa femme voici déjà quelques années. Peintre respecté à défaut d’être célèbre (car trop ‘académique’), il continue à se réfugier au milieu de ses tableaux lorsqu’il sent la tristesse l’envahir. La 'routine' de cette paisible réunion familiale sera ‘perturbée’ par la visite impromptue d’Irène (Sabine Azéma), la fille de monsieur Ladmiral, au caractère totalement opposé à celui de son frère ; alors que ce dernier est un homme simple, plutôt conservateur, timoré et sans ambition, elle est au contraire dynamique, indépendante, moderne et délurée. Au grand dam de son père, Irène repartira bien trop vite ; il lui restera néanmoins le souvenir d'une 'virée' inoubliable en automobile, seul avec sa fille jusqu'à la guinguette des environs où ils se confieront comme jamais auparavant…

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1974-1984 : depuis L’horloger de Saint-Paul, une décennie constituée d’un quasi sans-fautes pour Bertrand Tavernier dont une majorité de petites merveilles parmi lesquelles le trop méconnu et mésestimé Des enfants gâtés avec l’inoubliable couple Michel Piccoli/Christine Pascal, qui mériterait vraiment de sortir enfin de l’oubli dans lequel on l’a laissé stagner depuis sa sortie en 1977 ; une fabuleuse décennie pour le cinéaste qui aboutit à Un Dimanche à la campagne, alors son huitième opus et l’une de ses œuvres les plus plébiscitées par la critique. Sélectionné pour représenter la France au Festival de Cannes en 1984, le film est d’ailleurs récompensé par le prix de la mise en scène, et, selon les dires de Dirk Bogarde alors président du jury, rate de très peu la Palme d’or au profit de Paris Texas de Wim Wenders. Il fait également partie des films de Tavernier remportant le plus grand succès aux États-Unis. Le cinéaste français n'est pourtant pas à l’origine de l’idée de réaliser ce long métrage. Ne parvenant pas à concrétiser correctement un projet trop onéreux de tournage à l’étranger, c’est son producteur Alain Sarde qui lui propose de s’atteler entre temps à une œuvre plus modeste. Ce dernier lui prête un livre qu’il a beaucoup aimé, écrit par Pierre Bost, le scénariste complice de Jean Aurenche sur plusieurs classiques du cinéma français ; parmi ceux-ci, peut-être les plus beaux films de Claude Autant-Lara (Douce, La Traversée de Paris, En cas de malheur), Jeux interdits de René Clément ou encore, permettant aux duettistes de terminer leur carrière en beauté, deux des premiers films de Bertrand Tavernier, L’horloger de St Paul et Le Juge et l’assassin.

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La réalisateur dont le dernier film de fiction remonte à 1981 (le jubilatoire Coup de torchon) a lui aussi un coup de cœur immédiat pour ce petit roman d’à peine 100 pages intitulé ‘Monsieur Ladmiral va bientôt mourir’ et dont l’action ne se déroule quasiment qu'en un seul lieu et durant une période très courte d’à peine sept ou huit heures. Il n'est d'ailleurs pas sans lui rappeler quelques souvenirs de sa jeunesse lyonnaise. Après un temps d’hésitation par le fait de trouver le livre un peu trop court et l’intrigue un peu trop mince, il se met au travail ; très inspiré, il en tire assez rapidement un script avec l’aide de Colo, son épouse d’alors, qui signe ici son premier scénario (elle en écrira encore trois autres pour Bertrand : La Passion Béatrice, Daddy Nostalgie et L’Appât). Ils accouchent ainsi tous deux d’un petit miracle d’adaptation, arrivant à suivre très fidèlement le roman (reprenant scrupuleusement de très nombreux petits détails, la plupart des lignes de dialogues et même des extraits du texte lus en voix-off par Tavernier lui-même) tout en le magnifiant à l’aide des outils proprement cinématographiques que sont la mise en scène, la photographie et la musique. Colo et Bertrand Tavernier ont néanmoins opéré certaines coupes dans le texte, le fait de supprimer quelques mots et quelques bouts de phrases aboutissant au niveau de l’écriture à un résultat bien plus satisfaisant que celui d’origine. Car, pour l’avoir lu tout récemment afin de préparer l’écriture de cette chronique, j’ai pour ma part trouvé le roman assez fade, sans poésie ni style particulier ; Pierre Bost n'est jamais arrivé à me faire éprouver une quelconque émotion pas plus qu'à me faire ressentir de l’empathie pour les personnages décrits avec un peu trop de sarcasmes pour m’être aimables. Dommage aussi que le roman soit dépourvu de la dimension 'proustienne' qui sied si bien au film. Tavernier et sa compagne parviennent donc à adapter très fidèlement le roman tout en n’en gardant que la ‘substantifique moelle’, lui adjoignant leur extrême sensibilité pour nous offrir rien de moins que l’un des films les plus touchants de l’histoire du cinéma.

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Un Dimanche à la campagne est une œuvre qui m’est particulièrement chère et vers laquelle je ne peux m’empêcher de revenir régulièrement. Depuis sa découverte quelques semaines après sa sortie en avril 1984, vision après vision, les mêmes intenses bouffées d’émotions me submergent, intactes. La première fois, alors jeune étudiant, je ne m’attendais pas à ressortir de la salle dijonnaise qui le projetait aussi bouleversé, d’autant que je m’y étais rendu un peu par hasard, flânant devant les diverses affiches et n’arrivant pas à me décider vers quel film me tourner. La séance terminée, à tel point ému, j’y suis retourné quelques jours plus tard ; j’ai plus tard enregistré sa bande son avec mon magnétophone collé au haut-parleur de mon téléviseur lors de sa première diffusion sur Antenne 2 ; il m’arrivait ensuite fréquemment de me repasser la cassette audio, au grand étonnement de mon entourage qui ne comprenait pas ma passion pour un film dans lequel "il ne se passait rien" et encore moins le fait d’en connaître les dialogues et monologues par cœur. Une dizaine de visionnages plus tard, la magie de cette œuvre intimiste continue d’opérer sur moi sans que je ne puisse totalement me l’expliquer. Un Dimanche à la campagne m’est encore aujourd’hui tellement précieux que j’aime en faire l’équivalent cinématographique de 'A la recherche du temps perdu' de Marcel Proust, l’un des mes autres grands chocs artistiques et émotionnels. Je profite donc de cette petite tribune, de cette occasion qu’il m’est donné de pouvoir écrire sur un film de Bertrand Tavernier, pour lui témoigner toute mon admiration et ma sincère reconnaissance, lui que je considère comme l’un des cinéastes les plus importants du cinéma français (voire du cinéma tout court), aussi passionnant derrière une caméra que lorsqu’il se trouve du côté des historiens, critiques ou (et) passeurs du 7ème art. Gratitude de m’avoir fait éprouver autant d’émotions de spectateur tout au long de sa carrière, encore récemment avec Quai D’Orsay, comédie qui m’a fait rire comme ça ne m’était pas arrivé depuis bien longtemps.

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Mais assez de flatteries (très sincères cependant) ; revenons-en à cette année 1984 où, délaissant les œuvres plus ou moins engagées de ses débuts, Bertrand Tavernier se permet dans le même temps de prendre un virage à 180° par rapport à son précédent film, cette tragi-comédie grinçante que représentait le génial Coup de torchon, et du même coup de réaliser dans sa veine intimiste (Une Semaine de vacances était déjà une totale réussite) l’une des œuvres les plus touchantes et mélancoliques de l’histoire du cinéma. Éminemment proustien, Un Dimanche à la campagne nous parle du temps qui passe, de la nostalgie, du bonheur, de la mort qui se rapproche, de l’incompréhension qui se fait jour entre les membres d’une même famille, de la difficulté de communiquer ou encore de l’amour filial, tout en nous offrant une belle réflexion sur l’art par l’intermédiaire du métier puis du passe-temps de son personnage principal, la peinture. S’il n’était pas dans l’intention de Tavernier de prendre Proust comme source d’inspiration, beaucoup de détails peuvent néanmoins nous le faire penser à commencer par les madeleines que déguste la petite Mireille et qui n’étaient pas évoquées dans le roman de Pierre Bost, ou encore l’utilisation pour l’illustration sonore de son film des œuvres de musique de chambre de Gabriel Fauré, ces dernières étant avec la sonate de César Franck les principaux modèles du romancier pour la fameuse sonate de Vinteuil, une des autres ‘madeleines’ du narrateur de 'la recherche', de celles qui le plongeront avec délice et mélancolie dans des mondes qu’il pensait disparu, de celles qui lui permettront de retrouver le ‘temps perdu’, tout simplement de celles qui lui feront ressurgir les souvenirs oubliés.

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"Quand cesseras-tu d’en demander toujours plus à la vie Irène ?" Telle est également la phrase dite en exergue du film juste après le générique de début qui nous laissait entendre des voix de petites filles chantant une ritournelle enfantine tout en sautant à la corde ; deux séquences distinctes, deux séquences ‘fantomatiques’ sur ‘le temps perdu et retrouvé’ que l’on aura l’occasion, non seulement de réentendre, mais de voir plus tard dans le courant du film. Si Bertrand Tavernier débute par ce fond sonore, ce n’est à mon avis pas non plus le fruit du hasard puisque le monde de l’enfance accolé à la tristesse mélancolique liée à un dépit amoureux ne font pas forcément partie des principales thématiques ou tonalités du film, ou alors en légères filigranes. Et c’est justement ce qui à mon avis fait entrer directement Un Dimanche à la campagne en résonance avec l’imposante œuvre de Marcel Proust. Car outre les pages magiques et nostalgiques sur l’enfance qui occupent la majeure partie de 'Du côté de chez Swan', l’un des principaux leitmotivs du roman-fleuve de l’écrivain est celui qui consiste à faire comprendre que nombreux sont ceux à la recherche d’un bonheur qu’ils pensent inaccessible alors qu’il se cache souvent à proximité, dans les petits rituels du quotidien, dans les simples habitudes, au sein des petits riens de la vie de tous les jours… des sensations agréables et vaporeuses que nous avons tous vécu un jour ou l’autre comme par exemple, repris dans le film de Tavernier, la vision des rayons du soleil filtrés par les stores d’une persienne, la vue d’un magnifique jardin arboré, le calme extérieur d’un languide dimanche après midi ensoleillée, les bruits étouffés du dehors (cigales, rires ou conversations) lors d’une sieste estivale, la caresse d’un brin de vent alors que nous sommes assoupis sous un arbre, ou tout simplement le fait de se trouver paisiblement aux côtés d’une personne que l’on aime... Si Irène est si affligée (ce que nous fait comprendre la voix de sa mère décédée), c’est sans aucun doute à cause de son tempérament excessif et sa trop forte vitalité qui la font passer à côté de toutes ces joies simples qu’elle ne ressentira sans doute jamais à cause du rythme trop rapide qu’elle impose à sa vie, à cause de trop grandes exigences, de trop fortes attentes... celles des passionnés. D’ailleurs, le personnage qui semble le plus heureux du film est celui antinomique de la bru de monsieur Ladmiral, ce dernier paraissant jaloux et irrité de ce bonheur qui s’est épanoui le plus simplement du monde dans la douceur d’une vie ménagère et familiale au sein de laquelle elle se complait, sans autres passions. Quant aux petites filles qui se font entendre dès les premières secondes du générique, elles renvoient donc à l’enfance, probables fantômes ou réminiscences de celle du vieux monsieur Ladmiral qui sent avec tristesse qu’il est arrive au crépuscule de sa vie.

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Au travers son regard à la fois perspicace et tendre, et malgré une tristesse sourde qui parcourt son film, le réalisateur capte à merveille ces moments sereins de pur bonheur et insuffle une mélancolie poignante à ces portraits impressionnistes de gens ordinaires dans lesquels chacun devrait pouvoir se reconnaitre quelques traits de caractère. Des bouffées d’émotion nous submergent à de nombreuses reprises tellement la description s'avère subtile et psychologiquement très riche sans pour autant être élégiaque, le cinéaste n’hésitant pas à épingler les nombreux défauts, travers et manies de chacun de ses protagonistes, y compris ceux de M. Ladmiral (le dédain qu’il a du mal à cacher pour sa bru, l’agacement devant le manque d’ambition de son fils, son égoïsme...) Les acteurs sont tous extraordinaires de justesse : Louis Ducreux, homme de théâtre dans une de ses rares apparitions au cinéma, ses regards souvent perdus dans le vague (le passé) et qui sent avec chagrin sa fille préférée lui échapper ; cette dernière interprétée par une Sabine Azéma resplendissante, rayonnante de beauté et de vitalité, parfaite en femme exubérante d’énergie, ayant du mal à cacher son dépit amoureux sous une vivacité qui semble parfois feinte ; Monique Chaumette extraordinaire de discrétion dans le rôle de la servante Mercedes qui n'hésite pourtant pas à humilier gentiment son 'maître' lorsqu'elle le sent manquer de modestie ; magnifique Geneviève Mnich dans celui pas évident de la belle-fille qui prend un plaisir non feint à "attraper un bout de messe" et dont Ladmiral aime à se moquer pour son manque d'intelligence ; et surtout mention spéciale à Michel Aumont ayant probablement trouvé son plus beau rôle avec celui de Gonzague, protagoniste tout aussi agaçant par ses manières qu'émouvant par le fait de souffrir en silence de la préférence affiché de son père pour sa sœur. Des personnages d'une richesse et d'une finesse d'écriture remarquables !

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L’on ne compte plus les séquences inoubliables soutenues par l'envoutante voix-off du cinéaste lui-même, comme la prescience qu’Irène à de la mort prochaine de sa nièce, les apparitions des fantômes du passé ou, encore plus bouleversante que tout ce qui a précédé, les ‘retrouvailles’ entre le père et la fille dans une guinguette du bord de Seine dans le Vexin, accompagnée de la magnifique et poignante polka composée par Louis Ducreux en personne, jouée à l’accordéon par Marc Perrone. Une scène absolument sublime qui, à l’instar d’une Irène bouche-bée d’émotion en écoutant les confidences de son père résigné, nous fait venir les larmes aux yeux avec une facilité déconcertante, d'autant que le plan sur le profil de Sabine Azema les yeux humectés est d'une admirable beauté. Absente du roman, cette séquence à l’équilibre miraculeux est à nouveau là pour nous prouver que les sommets atteints par Un Dimanche à la campagne sont avant tout redevables aux auteurs du film et non au romancier chez qui ils ont puisé. Un film plus attentif aux sensations et aux impressions qu’à l’intrigue, d’où le fait d’en avoir fait une œuvre impressionniste voire pointilliste par son attention extrême portée aux détails, costumes, objets, bibelots ou éléments de décors. On s’amuse et on s’émeut dans le même temps de tous ces divers moments qui pour certains nous rappelleront nos propres souvenirs ; ces mêmes blagues et jeux de mots qui reviennent à chaque visite, ces mêmes banalités afin que le silence ne s’installe pas, ces gifles qui partent à mauvais escient, par réflexe et pour faire oublier une petite humiliation, ces mauvais pressentiments qui l’espace d’une seconde vous bouleversent, ces longs repas de famille qui précèdent les jeux ou promenades en extérieurs… Une œuvre plus impressionniste dans son atmosphère feutrée que dans sa photographie, Tavernier et son chef-opérateur Bruno De Keyser ayant au contraire voulu s’éloigner du mouvement pictural en privilégiant une grande profondeur de champ et en s’inspirant plutôt des autochromes lumières avec leurs couleurs un peu passées et atténuées.

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Il aurait effectivement été assez injuste d'oublier de parler de la forme qui s’avère aussi délicate, harmonieuse et épanouie que le fond : une caméra en constants mais discrets mouvements aériens et limpides (à mi-parcours, un ample mouvement de grue ascendant portée par une phrase musicale sublime de Gabriel Fauré se révèle quasiment aussi beau qu'un autre plus célèbre de Sergio Leone, celui qui s’élève au dessus de la gare pour nous faire découvrir la ville dans Il était une fois dans l’Ouest), quelques unes des plus belles perles de la musique de chambre de Gabriel Fauré pour accompagner ces sublimes circonvolutions, ou encore une photographie lumineuse de Bruno de Keyser dont c’était le premier long métrage en tant que chef opérateur. Côtoyant la perfection à tous les niveaux, Un Dimanche à la Campagne fait définitivement partie des chefs-d’œuvre du cinéma français, l’un de ses films les plus poignants au sein duquel, par discrètes petites touches, la délicatesse le dispute à l’intelligence, la subtilité à la grandeur d’âme, la tendresse à l’humilité. Un enchantement de chaque instants qui, avec une suprême élégance, nous fait également nous questionner sur notre propre vie ; ce qui n'est jamais la moindre des choses !
Source : DVDclassik