Eaux profondes - 1981 - Michel Deville

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Moonfleet
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Eaux profondes - 1981 - Michel Deville

Message par Moonfleet » 14 juin 2019, 09:27

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Victor (Jean-Louis Trintignant) est créateur de parfums dans l’île de Jersey. Avec sa jeune épouse Mélanie (Isabelle Huppert), ils forment un couple parfaitement bien intégré à la haute bourgeoisie locale ; malgré la présence d’un enfant d’une grande maturité complétant leur petite famille ayant tout pour être heureuse, le couple semble néanmoins se déliter. Mélanie trompe son ennui en flirtant avec de très jeunes gens sous l’œil même de son époux qui laisse se dérouler ces jeux pervers avec calme, sans sourciller et sans manifester la moindre jalousie, s’amusant simplement à menacer ces rivaux d’un soir de les tuer s’ils venaient à lui déplaire. Bluff ou non ? S’ils prennent souvent ces intimidations à la plaisanterie, les divers prétendants de Mélanie n’en conçoivent pas moins un certain malaise et beaucoup s’éloignent immédiatement de cette juvénile séductrice. Quoiqu’il en soit, un de ces amants de passage est retrouvé noyé dans une piscine lors d’une soirée bien arrosée. Malgré les doutes de Mélanie quant à un possible assassinat commis par son mari, l’enquête conclut à la noyade et Victor ressort lavé de tout soupçon…

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J’ai omis expressément quelques détails de très grande importance au sein du résumé du film ci-dessus afin de ne pas vous dévoiler d’emblée si le personnage interprété par Jean-Louis Trintignant s’avère ou non être un criminel, même si le savoir ne devrait pas changer grand-chose à l’appréciation du film qui est avant tout une œuvre d’atmosphère et qui devrait pouvoir être dégustée avec délectation par la seule somptuosité de sa mise en scène. En effet, je continue à penser non seulement qu’un bon film ne peut être gâché par un quelconque spoiler (sinon comment pourrait-on revoir sans se lasser certains films d’Hitchcock pour prendre l’exemple le plus bateau qui soit) mais également qu’un film peut parfois se passer d’un scénario solide à condition que le cinéaste nous rende son œuvre jubilatoire par la virtuosité et l’élégance de sa mise en scène. Ce qui ne veut pas dire qu’ici le scénario soit mauvais ; tout au contraire ! Mais grâce avant tout à son immense talent formel, Michel Deville nous démontrait ici qu’il pouvait arriver à faire passer comme une lettre à la poste certaines séquences qui, entre les mains de n’importe quel tâcheron, auraient facilement pu sombrer dans le ridicule, comme celle totalement improbable (mais géniale) de la piscine. Alors même que nous nous faisons la réflexion comme quoi à ce moment là les ficelles sont bien trop grosses, ça ne nous empêche nullement de nous délecter de l’efficacité de la scène oubliant son énormité et son invraisemblance. Ne voulant pas gâcher à certains l’effet de surprise, je ne peux pas en dire plus mais il s’agit bien ici d’une preuve tangible du talent de Michel Deville et non seulement de celui de Patricia Highsmith dont ce thriller psychologique est une adaptation de son roman ‘Deep Water’.

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Eaux profondes est le 18ème long métrage de ce prolifique réalisateur français parmi les plus doués de sa génération. Michel Deville commence sa carrière en tant qu’assistant durant une bonne dizaine d’années du non moins talentueux Henri Decoin. En 1961, il créé sa propre société de production, Eléfilm, afin de financer son premier essai, Ce soir ou jamais avec Anna Karina et Claude Rich. Sa collaboratrice pour l’écriture est alors Nina Companeez avec qui il continuera à écrire tous ses films suivants pendant toute une décennie jusqu’au superbe et déchirant Raphaël le débauché, Maurice Ronet trouvant à cette occasion son rôle le plus mémorable. Ce sera à quelques exceptions (dont ce Raphaël au ton bien plus sombre) une succession de comédies (la plupart pouvant être assimilées à des marivaudages) parmi les plus ludiques, fines, grivoises et élégantes du cinéma français de l’époque, les deux titres les plus connus étant Benjamin ou les mémoires d’un puceau (1968) et L’Ours et la poupée (1969), ce dernier offrant à Brigitte Bardot l’un de ses meilleurs rôles. Le cinéaste sera également réputé pour être un de nos plus grands formalistes, inventant et innovant sans cesse tout au long de sa carrière, capable même de réaliser un film d’espionnage entièrement en caméra subjective (Le Dossier 51) ou un film avec uniquement des enfants et sans dialogues (La Petite bande), donnant à Patrick Bruel l’un de ses rôles les plus ambigus (Toutes peines confondues), à Albert Dupontel son personnage le plus attachant (La Maladie de Sachs). Une filmographie riche et passionnante mais un style parfois négativement et hativement critiqué (à l’instar de celui d’un autre immense formaliste, Stanley Kubrick) pour son maniérisme et (ou) sa froideur. Kubrick appréciait beaucoup Michel Deville, lui ayant même demandé de s’occuper du doublage de deux de ses films, Shining et Full Metal Jacket, l'inquiétant Jack Torrance de Jack Nicholson dans le premier ayant d’ailleurs été doublé par Jean-Louis Trintignant qui a probablement dû se le remémorer pour son personnage de Victor.

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En 1974, Jean-Pierre Cassel avait fait lire à Michel Deville le roman de Patricia Highsmith. Déjà adaptée à de nombreuses reprises par des cinéastes aussi chevronnés que, pour ne citer que les plus célèbres, Alfred Hitchcock (L’Inconnu du Nord-Express – Strangers on a Train), René Clément (Plein soleil), Wim Wenders (Der Amerikanische Freund - L’Ami américain) ou Claude Miller (Dites lui que je l’aime), ses romans étaient réputés très difficiles à mettre en images, ce qui n’était pas pour déplaire au réalisateur français qui se complaisait à relever des défis. Il se lança alors dans une première adaptation dont il n’était pas satisfait, trouvant le personnage féminin ratée car trop antipathique (il disait d’ailleurs qu’il s’agissait également du point faible du roman). Il laissa donc un temps tomber le projet. Claude Chabrol eut lui aussi l’idée de porter ce livre à l’écran, proposant le rôle de Victor à Lino Ventura qui refusa, ne voulant pas se mettre dans la peau d’un mari cocu. Sept ans après sa première tentative, sur le tournage de Le Voyage en douce, Deville remet le projet en route avec Christopher Frank et Florence Delay. Ils accouchent tous trois d’un scénario qui cette fois convient parfaitement au réalisateur qui se félicite toujours aujourd’hui que ça ne se soit pas concrétisé la première fois, estimant que personne n’aurait pu mieux personnifier Victor et Mélanie que Jean-Louis Trintignant et Isabelle Huppert, pas même Jacques Dutronc à qui le rôle avait été d’abord proposé. "Isabelle Huppert et Jean-Louis Trintignant n’avaient jamais travaillé ensemble et aussitôt est née entre eux une complicité qui était absolument nécessaire à la crédibilité du film. D’autre part, j’aime les acteurs intuitifs qui me comprennent à mi-mot. Avec ceux-là, pas besoin de longues explications ou de répétitions. J’ai veillé à saisir sur le vif leur spontanéité d’expression" disait Michel Deville lors d’un entretien au Figaro en 1981. Et effectivement, même les rares détracteurs du film à sa sortie furent unanimes pour saluer la performance de ce duo d’acteurs, formidablement accompagné par toute une bande de jeunes comédiens issus du théâtre.

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Richard Le Ny écrivait dans le journal Minute l’année de la sortie du film : "un film que l’on est content de voir se terminer. Non parce qu’il est mauvais, au contraire. Mais dans cette eau trouble et profonde, on commençait à perdre pied". Et en effet, nous nageons bel et bien dans une mer d'immoralité et de perversité psychologique au sein de ce thriller psychologique tiré du roman éponyme de Patricia Highsmith que l’auteur a d'ailleurs salué comme étant l’une des adaptations les plus réussies d’un de ses livres. "Je ne crois pas avoir trahi Patricia Highsmith. Le livre et le film ne sont pas un même objet, l’un n’illustre pas l’autre. Ils ont un destin différent. L’un est romanesque, l’autre cinématographique. Ils sont nés l’un et l’autre à des époques différentes, on peut dire que leur carte astrale est différente. Ils n’ont pas le même horoscope. Ils ne sont plus les mêmes. S’il y a manipulation dans mes films, ce n’est pas ma faute. Dès l’écriture du scénario le jeu commence, je me laisse embarquer. Mes personnages m’imposent l’évolution. Je tourne instinctivement" disait Michel Deville toujours en 1981 au journal ‘Le Quotidien de Paris’. Le cinéaste parle de jeu et il en a toujours été ainsi. Car oui, le cinéaste s’amuse comme il s’est toujours amusé avec ses jouets que sont la caméra, le montage, la construction en ellispses, l’utilisation de la musique et la direction d’acteur. En revanche je ne pense pas que ce soit un cinéma instinctif tellement il semble millimétré aussi bien dans son écriture que dans sa mise en scène. Un cinéaste anglais lui ressemble d’ailleurs à mon avis sur de nombreux points, c’est Peter Greenaway, tous deux faisant un cinéma ludique, osé et suprêmement intelligent, plastiquement très recherché, la musique tenant une place privilégiée au sein de leurs œuvres respectives, Greenaway ayant des compositeurs à disposition (Michael Nyman surtout) tandis que Deville s’amuse une fois encore à chercher le compositeur de musique classique (chaque fois différent) correspondant le mieux à son film en cours. Dans Eaux profondes, c’est le concerto pour clavecin de Manuel De Falla qui est utilisé jusqu’à plus soif : une composition assez stressante voire même non seulement obsédante mais aussi expressément agaçante, correspondant parfaitement à l’ambiance déliquescente que Deville a voulu instaurer pour son drame criminel et psychologique.

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Nous voilà donc en présence d’un couple à première vue tout ce qu’il y a de plus normal sauf que dès le début certains détails font craquer ce vernis d’honnêteté et de banalité. Ils fréquentent tous deux les soirées mondaines dans lesquelles Victor semble s’ennuyer à mourir alors qu’au contraire son épouse Mélanie flirte sans se cacher avec des jeunes gens dans les bras desquels elle danse toute la nuit sans que son mari n’en conçoive à priori de jalousie. Il discute même cordialement avec les hommes que sa femme vient de draguer, s’amusant seulement à gentiment leur faire peur : un homme qui se prétend meurtrier pour se divertir est-il susceptible de le devenir ou l’est-il déjà ? Le soir, une fois rentrés chez eux, le nouvel ‘ami’ les accompagnant, Victor va se coucher sur un matelas dans une chambre à part laissant la voie libre aux ébats de sa femme qu’il vient néanmoins border au petit matin comme s’il s’agissait de son enfant ("tu as fait ton petit pipi ?"). Alors que la femme a quasiment un comportement d’enfant gâtée, la jeune fille de dix ans issue de leur union possède au contraire une forte maturité, s’imposant presque en tant que chef de famille : une situation à la fois jouisivement ambigüe et qui nous met mal à l'aise. Pour en revenir au couple, nous aurons l’occasion d’être témoins de son étrange comportement mais nous ne saurons jamais vraiment s’ils sont ou non complices de ces jeux pervers, les apparences étant constamment trompeuses. Chacun cherche t’il à provoquer, humilier et faire souffrir l’autre ou bien obéissent-ils tous deux à des règles qu’ils se sont fixées pour stimuler leurs désirs mutuels, voire pourquoi pas raviver leur amour ? Et c’est de ce mystère permanent que le film tire sa plus grande force, et ce jusqu’à la dernière scène. Nous nous demanderons toujours une fois le film terminé si Mélanie avait compris ou non ce qui s’est réellement passé, si tout va continuer ou si leurs jeux dangereux vont s’arrêter là. De faux semblants en mensonges, de jeux de miroirs en ellipses, Michel Deville arriverait presque à nous faire douter d’autant qu’il brouille également les pistes par sa mise en scène.

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A partir d’un postulat de départ donc tout simple mais hautement pervers (un homme s’amuse à regarder sa femme en séduire d’autres avant de menacer de mort ces derniers), Michel Deville arrive à nous mener en bateau et nous offrir une intrigue énigmatique à souhait grâce non seulement à la rigueur de sa mise en scène mais également par l’intermédiaire d’étincelants dialogues (souvent à double sens), d’un montage brillant et d’une direction d’acteurs assez originale, le tout amenant à faire de son film une œuvre antiréaliste au possible, constamment déroutante mais cependant jamais ennuyeuse. Il faut également saluer le choix insolite des décors naturels de l’île de Jersey somptueusement photographiée par Claude Lecomte et la souplesse des mouvements de caméra qui finissent de nous rendre le film extrêmement agréable à visionner. Un exercice de style trouble et malsain mais jamais étouffant car constamment espiègle et ludique, Michel Deville oblige, le cinéaste paraissant se délecter avec un certain sadisme des situations qu’il décrit. Le suspense ne consiste en fait qu’à se demander jusqu’où le couple va-t-il bien pouvoir aller dans ses étranges rapports, au travers de ses jeux et provocations, faisant de cette œuvre un film noir mâtiné d’étude de caractères. Un Jean-Louis Trintignant au phrasé assez lent, aussi inquiétant qu’impassible et qui, lorsqu’il se met à sourire nous ferait peut-être encore plus froid dans le dos, une Isabelle Huppert femme-enfant perverse, lascive, sensuelle et cruelle : deux acteurs fabuleux interprétant deux personnalités psychologiquement complexes que nous n’arriverons jamais à cerner dans leur ensemble.

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Subtile, raffinée, élégante, fascinante, vénéneuse… beaucoup d’autres qualificatifs pourraient être encore attribués à cette pépite noire, version glauque des marivaudages habituels du cinéaste. Mais laissons la conclusion à l’excellent et regretté Michel Pérez qui écrivait dans 'Le Matin' en décembre 1981 : "Voilà un film d’une élégance implacable et dont les qualités purement cinématographiques sont, d’emblée, évidentes. L’écriture subtile de Deville, à la fois harmonieuse et complexe, limpide et mûrement élaborée, nous propose un exercice de lecture qui, à cent lieues d’être ardu et rebutant, nous donne un plaisir mille fois plus vif que celui que nous éprouvons à pénétrer les secrets d’une intrigue policière bien agencée (…). Inutile de dire qu’Eaux profondes est un film d’une extraordinaire tenue et que ses interprètes, Isabelle Huppert et Jean-Louis Trintignant, y font merveille." Qui après ça n’aurait pas envie de se couler avec une morbide délectation dans ces eaux troubles et profondes qui font tout le sel de ce film au charme insidieux mené par un Michel Deville maitrisant à la perfection la grammaire cinématographique ?!
Source : DVDclassik

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