Le Prête-nom - The Front - 1976 - Martin Ritt

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Moonfleet
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Le Prête-nom - The Front - 1976 - Martin Ritt

Message par Moonfleet » 27 juin 2019, 13:30

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Au début des années 50 à New-York en plein maccarthysme. Alfred Miller (Michael Murphy) est un scénariste de renom qui n’a jamais caché son appartenance au parti communiste. Il ne peut désormais plus travailler au grand jour car inscrit sur la tristement fameuse liste noire du sénateur McCarthy. Il demande alors à son ami d’enfance, Howard Prince (Woody Allen), modeste caissier dans un restaurant et petit bookmaker à ses heures, de lui servir de prête-nom. Howard accepte de lui venir en aide sans sourciller : il devra ainsi vendre les scénarios aux producteurs de télévision tout en se faisant passer pour l’auteur, en contrepartie de quoi il touchera 10% de commission. Un des feuilletons écrit par Miller obtient un vif succès. Howard, tombé amoureux de l’une des productrices, Florence (Andrea Marcovicci), une idéaliste attirée en retour par son aptitude à l’écriture, peut commencer à vivre dans l’aisance d’autant qu’il décide de servir de prête-nom à deux autres scénaristes ‘blacklistés’. Mais le narrateur du feuilleton triomphal, Hecky Brown (Zero Mostel), est bientôt inquiété par la commission des activités antiaméricaines pour avoir autrefois fricoté avec une manifestante du 1er mai. La HUAC lui demande, en échange de sa tranquillité et de sa possibilité de continuer son travail en tant que comédien, de ‘balancer’ des noms ou tout du moins de réunir des informations sur Howard : il ne faudrait surtout pas qu’un tel talent s’avère être un ‘rouge’…

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Un simple caissier de bistrot sans convictions politiques accepte par amitié pour un scénariste mis sur la liste noire de devenir son prête-nom, signant ensuite sans les avoir créées les œuvres de plusieurs autres écrivains mis à l'index parce que soupçonnés de sympathies communistes et connaissant le succès à leur place. Le subterfuge marche à la perfection jusqu'à ce que, victime du climat de délire paranoïaque et de délation généralisée, le prête-nom soit à son tour convoqué par la sinistre HUAC (House Un-American Activities Committee)... Inspiré de faits réels, Le prête-nom, malheureusement encore trop peu connu de nos jours (à peine esquissé dans les différentes anthologies sur le cinéma), démontrait une fois encore le talent, pourtant très souvent vilipendé par la critique française, de ce metteur en scène venu de la télévision au milieu des années 50 en compagnie d'autres cinéastes de sa génération issus du même vivier : Delbert et Daniel Mann, Sidney Lumet ou Arthur Penn. Claude Chabrol dans les Cahiers du Cinéma (N°150) écrivait à propos de la filmographie du réalisateur : "Tout dans cette œuvre n'est que petitesse, grisaille et médiocrité." Il est possible que ce soit le cas pour le remake qu'il fit de Rashomon d’Akira Kurosawa (The Outrage en 1964) ou encore son adaptation de The Sound and the Fury de William Faulkner qui font vraiment l'unanimité contre eux ; mais des films comme Paris Blues, Hud (Le Plus sauvage d'entre tous), L'Espion qui venait du froid, Hombre ou Norma Rae ne méritent vraiment pas d'être traités de la sorte tandis que The Molly Maguires (Traître sur commande), son chef-d'œuvre, est même digne de tous les éloges. Il en va de même pour cette magistrale réussite qu’est The Front, comédie dramatique sur le maccarthysme, d’une discrétion et d’une sensibilité qui lui font honneur. Mais avant d’aborder ce dernier film, revenons encore succinctement sur ce réalisateur qui de mon point de vue mériterait amplement d’être enfin intégré au sein des meilleurs cinéastes des années 60 et 70.

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Né à New York, Martin Ritt fut tout d'abord garçon boucher (une de ses aventures qu'il eut au sein de cette profession serait à l'origine de l'idée de départ du scénario du Marty de Delbert Mann avec l’oscarisé Ernest Borgnine). Il fit ensuite des études de droit avant de se lancer dans le métier de comédien, d'abord au théâtre (entre autres sous la direction d'Elia Kazan) puis au cinéma pour quelques films. Il passa ensuite à la mise en scène, toujours au théâtre, avant de s'installer définitivement derrière la caméra. Son premier film date de 1957 et se déroulait dans le milieu du syndicalisme des dockers avec Sidney Poitier en tête d’affiche ; Edge of the City (L'Homme qui tua la peur) obtint un succès d’estime. Pour ce coup d’essai, on loua surtout la formidable direction d’acteurs de Martin Ritt et c’est de nouveau sur ce point que ses films suivants se firent le plus remarquer. Si le cinéaste est un mal aimé de la critique française, il n'en est rien aux États-Unis puisque ses ‘films de prestige’ récoltèrent une moisson d'Oscars, Paul Newman remportant par exemple le prix d'interprétation masculine à Cannes pour Les Feux de l’été (The Long, Hot Summer). Quoi qu'il en soit et quoique l’on pense de sa carrière cinématographique, on ne pourra pas reprocher au réalisateur son caractère ; cinéaste réputé pour sa gentillesse et sa discrétion, il demeurera toute sa vie fidèle à ses idéaux ‘gauchistes’, aussi bien dans sa vie privée que professionnelle. Il en payera les pots cassés puisqu'il fera partie de la tristement fameuse ‘Liste noire’ : "They wanted me to turn my friends in. A rat does that, and has to live with it the rest of his life."

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Et justement, Le Prête-nom pourrait être sa revanche (ou son exorcisme) ainsi que celle du scénariste Walter Bernstein envers la commission des activités antiaméricaines (la HUAC) : car il s’agit d’un film produit, réalisé, écrit et interprété par ceux qui ont cruellement subi sa méthode répressive et d’intimidation. Un petit rappel pour les cancres en histoire : le maccarthysme fut un épisode peu glorieux de l’histoire des États-Unis connu également sous le nom de chasse aux sorcières, campagne limitant les droits civiques de toutes les personnalités soupçonnées d’avoir une accointance, aussi minime soit-elle, avec le communisme. Il s'étendit de 1947 et l'apparition du sénateur Joseph McCarthy sur le devant de la scène politique américaine, à 1954. Le pic de cette période noire se situa entre 1952 et 1954 suite au triomphe d’Eisenhower et des républicains à la présidence du pays, McCarthy étant nommé président de la sous-commission d'enquête permanente du Sénat qui ne cessa de traquer d'éventuels agents, militants ou sympathisants communistes dans le pays ; les milieux du cinéma et de la télévision furent tout particulièrement touchés par ces investigations répressives. Non seulement ces commissions empêchèrent de travailler ceux qui étaient supposés avoir des relations avec les communistes mais leur firent également subir un chantage à la dénonciation d’autres sympathisants afin d’être ‘amnistié’ et pouvoir continuer à exercer leurs métiers. L’exemple le plus connu de ces 'délateurs' est bien évidemment Elia Kazan avec qui Martin Ritt débuta. Mais ce n’est ni l’endroit ni le moment de le juger, les circonstances et l’ambiance dans lesquelles tout ceci s’est déroulé étant tellement spéciales et compliquées qu’ils ne peuvent permettre de le vouer aux gémonies d’une simple phrase. Ceci étant dit, certains ont refusé de s’abaisser à de telles extrémités dont tous les ‘blacklistés’ ayant contribué à ce film : Martin Ritt, Walter Bernstein, ainsi que les comédiens Zero Mostel, Herschel Bernardi, Lloyd Gough et Joshua Shelley. Le générique final précise d’ailleurs entre parenthèse derrière chacun de ces noms l’année de leur mise à l’index.

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C’est cette sombre période pour les artistes américains que font revivre les auteurs du film. Ils avaient eu l’idée de ce projet depuis des années mais ne voulaient surtout pas accoucher d’un drame trop sérieux ni moralisateur ; de toute manière ils ne trouvèrent pas de financement pour le lancer. Le scénariste proposa une approche légère du sujet sans cependant en faire une comédie : "Instead, what the audience will get is a film filled with bitterness and irony that reflect the ludicrousness of the time of the blacklist" dira Martin Ritt. La Columbia, pour protéger ses investissements, accepta de le distribuer à condition qu’un grand nom soit l’interprète du personnage principal. Après avoir envisagé Robert Redford et Dustin Hoffman, c’est donc Woody Allen qui fut retenu. Ayant décidé de ne plus jamais jouer sous la direction d’un autre cinéaste que lui-même, il proposa à son tour d’être remplacé par Peter Falk : "From the beginning I had enormous reservations about doing a film which I had not written and over which I would have no directorial control.". Puis il se ravisa (ce sera l’une de ses uniques incursions dans le film d’un autre) et ce seront même ses producteurs réguliers, Charles H. Joffe et Jack Rollins qui injecteront des devises pour le film qui sortira un an après la fin de l’abolition de la HUAC. "The reason I did The Front was that the subject was worthwhile. Martin Ritt and Walter Bernstein lived through the blacklist and survived it with dignity, so I didn't mind deferring to their judgment" dira Woody Allen au New York Times en 1976. Même si le scénario est signé Bernstein, on sent également quelques apports de Woody Allen aux travers certaines idées (la séquence où l’on exige qu’une page du scénario soit modifiée, la mise à mort dans une chambre à gaz ne pouvant être acceptée par le fait que l’un des sponsors du feuilleton est une entreprise de gaz) et certaines répliques hilarantes typiquement alleniennes ("Swimming's not a sport, swimming's what you do so that you shouldn't drown").

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La grande réussite de ce film, outre décrire une période de l’histoire américaine finalement assez peu abordée au cinéma, tient avant tout au dosage parfait entre légèreté du ton et gravité du thème, sans que ça n’enlève de la force au sujet et sans non plus que ça rende le film trop lourd ni solennel, ce que n’évitera pas 15 ans plus tard Irving Winkler avec son film La Liste noire (Guilty by Suspicion) interprété par Robert de Niro. Attention cependant, ton assez léger ne veut pas obligatoirement sous-entendre comédie, ce que The Front n’est pas malgré le fait qu’il soit référencé tel quel dans la plupart des ouvrages consacrés au cinéma ; ce serait une erreur de le croire au risque d'être déçu. Nous y trouvons certes beaucoup d’humour, d’ironie mordante et quelques situations assez cocasses (notamment lorsque le prête-nom est interrogé sur son travail d’écriture alors que non seulement il n'a jamais touché un stylo et n'a non plus jamais lu de sa vie, ne connaissant même pas le nom d’Herman Melville) mais l’ensemble ne peut être assimilé à une comédie. Certaines séquences vers la fin du film font même froid dans le dos ou bien s’avèrent sacrément émouvantes. L’ironie, parlons-en car elle s'invite d'emblée ! Le film débute ainsi par cette superbe idée consistant à nous faire voir des images d’archives de l’époque, dont la plupart pas spécialement reluisantes (on y voit entre autres McCarthy à son mariage, des images d'armes et de guerre…), avec comme accompagnement musical la sublime et délicate chanson de Frank Sinatra datée de 1953, Young at Heart. [Profitons de dette tribune pour dire que ce fut un tel succès qu’un film de l’année suivante portera non seulement ce titre mais utilisera la chanson comme thème musical principal ainsi que Frank Sinatra en tête d'affiche aux côtés de Doris Day : il s’agit d’un film méconnu dans l’Hexagone mais adulé aux USA, non moins que le chef-d’œuvre de Gordon Douglas que les éditeurs français, pour nous contenter, pourraient avoir la bonne idée de sortir sur nos supports numériques préférés. Fin de la parenthèse... ou plutôt du crochet ; on essaie de se faire entendre ou et quant on le peut].

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Deuxième qualité majeure de ce film : sa modestie. Le réalisateur, pas prétentieux, nous offre une mise en scène qui ne se veut jamais voyante, très discrète au contraire mais néanmoins magistrale par sa volonté de ne pas se substituer au texte et à l’intrigue qui n’ont pas besoin de virtuosité technique pour être sublimés ! Car si l’on y regarde de pus près, s'il l'estime nécessaire, Martin Ritt n’est pas avare d’idées géniales, à l’instar de cette scène marquante sur laquelle nous allons nous appesantir quelques secondes, celle de la mort de Hecky, le personnage joué par Zero Mostel. Alors qu’on le voit rentrer dans sa luxueuse chambre d’hôtel une bouteille de champagne à la main, on se dit qu’il fête sa réintégration dans le milieu de la télévision suite à sa délation d’un de ses comparses auprès de la commission des activités antiaméricaines, d’autant qu’il a le sourire aux lèvres et qu’il semble guilleret. Seulement, le thème répétitif, atonal et discordant de Dave Grusin laisse planer un certain malaise et installe d'emblée une tension impalpable. On pressent quelque chose de grave alors que ce qui se déroule à l’écran est presque pétillant. La séquence s’éternise, Hecky fait le clown devant sa glace puis se dirige vers la droite de l’écran pour disparaitre. La caméra n’a pas bougé, fixe devant le miroir désormais vide. Un bruit étrange qui détone avec le silence qui a précédé ; un bout de rideau qui apparait subrepticement lui aussi sur la droite du cadre, et l’on comprend que le bruit précédent était celui d’une fenêtre qui s’ouvrait violemment. Puis la caméra se met à pivoter lentement, toujours sur la droite, à la poursuite du personnage qui vient de la précéder, et arrêter son mouvement sur la fenêtre ouverte, la bouteille de champagne posée sur le rebord. On est alors certain de ce que nous venions de deviner : Hecky vient de se jeter dans le vide.

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Une séquence exceptionnelle qui démontre le génie de Martin Ritt, trop modeste pour nous en mettre plein les yeux, préférant se mettre au service du magnifique scénario à sa disposition signé Walter Bernstein (déjà auteur du délicieux La Diablesse en collants roses pour George Cukor ou, déjà pour Ritt, des excellents Paris Blues et surtout Traitre sur commande, pour n’en citer que quelques uns). Comme déjà décrit plus haut, son travail (nominé à L’Oscar en 1977, battu par Network de Sidney Lumet) est un harmonieux mélange entre légèreté du ton et gravité des thématiques, se permettant même de décrire assez longuement et sans que ça n'alourdisse le film, une romance fortement attachante entre le personnage interprété par Woody Allen et celui de la productrice idéaliste qui préfèrera démissionner plutôt que de cautionner la chasse aux sorcières au sein même de sa chaîne, la charmante Andrea Marcovicci que l’on regrette n’avoir pas vu plus souvent sur le grand écran, s’étant surtout tournée vers la petite lucarne. Il faut dire que la direction d’acteurs s’avère elle aussi remarquable. Woody Allen, juste avant Annie Hall, le film qui va vraiment le faire entrer dans la cour des grands, est tout à fait savoureux et convaincant y compris lorsqu'il doit se faire sombre. Il nous fait tout d’abord rire et sourire durant la première demi-heure, lorsque par exemple il se sent pris au dépourvu alors qu'on le questionne sur son travail d’écriture, ou bien lorsqu’il entame une conversation sur le sport avec sa nouvelle conquête ; puis, petit à petit, son personnage prenant vraiment conscience de la gravité des évènements découlant du maccarthysme, il nous émeut et nous touche. Tout comme l’étonnant Zero Mostel (Les Producteurs de Mel Brooks aux côtés de Gene Wilder), véritable clown triste représentant tous les petits artistes sans renommés qui ont souffert de la fameuse liste noire, l’histoire ayant surtout mis en avant 'les 10 d’Hollywood' en oubliant les innombrables anonymes. Son personnage d’Hecky Brown est lointainement basé sur celui de Philip Loeb, ami de Zero Mostel qui se suicida en 1955 suite à l’intolérable pression subie à cette époque. La motivation première de l’acteur pour interpréter ce rôle, outre le fait qu’il ait été lui-même ‘blacklisté’, était de pouvoir donner une leçon d’histoire à la nouvelle génération pour qu’elle ne l’oublie pas : "It's part of this country, and a lot of kids don't even realize that blacklisting ever existed."

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Tous les seconds rôles ne déméritent pas malgré leur faible temps de présence, que ce soit Michael Murphy (futur interprète de Manhattan) ou Lloyd Gough, glaçant dans la peau de Delaney, l’homme à la solde de l’HUAC ; non plus d’ailleurs que les autres participants au film, que ce soit Dave Grusin à la musique qui nous offre une partition discrète mais remarquable, ou encore le chef-opérateur Michael Chapman qui nous octroie une belle photographie, elle non plus pas du tout tape à l’œil mais au contraire assez douce (et non terne comme certains voudraient nous le faire croire). Derrière ses airs modestes, The Front arrive à décrire avec justesse l’atmosphère et le contexte historique dans lesquels se déroule l’intrigue, se faisant sarcastique, acide et critique quand il le faut (le patron de supermarché s’assurant qu’aucun communiste ne soit présent dans le casting) sans cependant jamais utiliser la satire à l’instar d’un Dr Folamour par exemple, qui s’avère être tout son contraire dans le ton, sans que ce soit une critique d’ailleurs mais une information supplémentaire pour ceux qui auraient du mal à se faire une idée du film de Martin Ritt. On pourrait d’ailleurs décrire ce dernier comme une chronique humoristico-tragique sur le monde de la télévision durant le maccarthysme, montrant parfaitement bien le quotidien cauchemardesque de ces petits artistes. Son final n’aurait pas démérité dans un film de Frank Capra avec cette dernière tirade qui fait chaud au cœur du spectateur, Howard Prince refusant de répondre à la commission et l’envoyant carrément se faire foutre : "Messieurs... je ne reconnais pas le droit à ce comité de me poser ce genre de questions. Et qui plus est, vous pouvez tous aller vous faire foutre (en VO : Fellas... I don't recognize the right of this committee to ask me these kind of questions. And furthermore, you can all go fuck yourselves !)"

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Considéré par beaucoup comme trop léger et superficiel, j’estime au contraire qu’il s’agit du meilleur film jamais tourné sur cette sombre période de l’histoire américaine au cours de laquelle la peur régna, les valeurs démocratiques du pays furent mises à mal, des hommes furent empêchés de travailler à cause de leurs opinions politiques ou simples fréquentations ; un passionnant témoignage débouchant sur une indispensable leçon d’histoire et de tolérance qui, par son humilité et sa sobriété même, et par le fait de lancer des réflexions captivantes sur la difficulté des choix moraux de chacun, mérite de trouver une place plus importante au sein de l’histoire du cinéma.
Source : DVDclassik